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muta d'accento e di pensiero
26 janvier 2014

Un matin, salle des photocopieuses. Mathieu, déjà

 

 

 

Un matin, salle des photocopieuses. Mathieu, déjà mentionné sur ce blog, professeur de physique-chimie, et responsable un peu malgré lui de tout ce qui a trait à l'informatique dans l'établissement, est déjà présent dans la salle, occupé à massicoter ses feuilles de TP sur la convergence et la divergence des lentilles.

C'est à ce moment que rentre Prof Larguée.

Prof Larguée a une soixantaine d'années, sinon un peu moins. Elle fait partie de ces femmes qui ont abandonné, avec la cinquantaine, toute volonté de paraître encore attirante. Elle s'habille comme une vieille, se coiffe comme une vieille et elle dit à tout bout de champ "oh tu sais, à mon âge..."

Tout en faisant ses photocopies elle avise Mathieu, 28 ans, et elle lui dit qu'elle aurait besoin de lui parce qu'elle vient de s'acheter un ordinateur portable et qu'elle n'y comprend rien, que ça n'a rien à voir avec le fixe et patatoin.

En fait Prof Larguée manifeste ce qu'on pourrait appeler le syndrome de la perte des repères. Enlevez à un vieillard son appareil radio usagé et remplacez-le par un autre et vous verrez ce que cela provoque. Rare sont les vieux qui d'un coup, et sans qu'on ne leur montre rien, comprennent qu'il faut dorénavant appuyer sur un bouton on/off au lieu de tourner une manette, appuyer sur un autre bouton tout en surveillant l'écran digital pour programmer ses ondes favorites, et enfin appuyer sur un bouton pour réguler le volume du son (au lieu de sa chère manette favorite qu'il utilisait 50 fois par jour quand bobonne lui disait "baisse ta radio tu nous casses les oreilles").

Mathieu, agacé qu'on puisse le confondre avec un technicien informaticien au service de tous et dont la bonne volonté est si évidente qu'on ne daigne même pas se demander si éventuellement il a le temps et l'envie de dépanner les collègues et leur PC , répond un peu sèchement qu'entre ordinateur fixe et ordinateur portable la différence n'est pas si flagrante. Et il lui demande ce qui la dérange. Et elle, embourbée dans son syndrome de perte des repères, répond:

"oh ben tout, c'est un peu tout quoi!"

Et elle s'en va après avoir mis hors d'usage la photocopieuse.

Le lendemain, lors d'une séance de formation au nouveau logiciel de gestion des notes et des bulletins organisée par ledit Mathieu, c'est madame A, à la veille de sa retraite, qui présente des signes plus qu'évidents de perte des repères.

Alors, en ce qui la concerne, jamais personne ne lui a enlevé son vieil appareil favori afin de le remplacer par un autre étant donné qu'elle ne s'est jamais informatisée et qu'elle s'en vante. Elle me répète dix fois tout au long de la séance:

"de toutes les façons j'ai pas d'ordinateur chez moi et puis je me sers pas d'internet, alors bon....."

En début de séance elle déclare avoir oublié ses lunettes. Elle se trompe dans son mot de passe, ne sait pas ce qu'est un "identifiant", et, tandis que les autres en sont déjà la page d'accueil du nouveau logiciel, elle tape et retape ses codes d'accès. Je finis par le faire pour elle. Puis elle tente de suivre les explications de Mathieu qui, lui, fulmine dans son coin. Et à chaque fois elle répète "bon je vais le noter car sinon c'est pas la peine, j'oublie tout". Et de griffonner sur une petit bout de papier des indications qu'elle ne comprendra de toutes les manières jamais!

Mathieu passe derrière moi et me glisse un "aide-la" discret, ce qui équivaut à un "aide-moi" à peine dissimulé.

Mais madame A n'est pas au bout de ses peines, il faut encore qu'elle retape son code d'accès parce qu'elle est sortie du programme, et cette fois elle se trompe plus de 3 fois. Une rumeur de mécontentement commence à parcourir la rangée des professeurs concentrés, 4 d'entre eux ont perdu la connexion et madame A en est responsable (en partie! cela n'aurait dû advenir que sur son ordinateur). Sa voisine, qui, à ce moment là s'intéressait à la différence entre moyenne brute et moyenne nette, lui beugle un "mais t'éxagère!" et madame A me répète pour la énième fois:

"ah bah je n'ai pas d'ordinateur chez moi alors....."

Pour finir par dire:

"Je ferai comme l'an dernier je demanderai à un collègue de me rentrer les notes sur l'ordinateur", puis elle prend son calepin, répète qu'elle n'a pas ses lunettes et qu'elle doit tout écrire autrement elle ne se souviendra pas!

Mathieu est un volcan dont l'explosion ne demande qu'à s'exprimer, un peu comme le Vésuve.

"Mais c'est pas vrai, elle l'a fait exprès" me dit-il après le cours alors que je me marre. "non mais c'est pas possible quoi, tu as des boulets en cours normal avec tes élèves et tu en as aussi dans ce type de formation, avec des profs!" ajoute t-il ulcéré.

Le lendemain je le vois, à 13h, se dirigeant vers la salle info, il a encore un inscrit au tableau de sa formation, une certaine madame M. Et il demande à sa collègue de physique si elle connaît cette madame M.

Eh oui c'est encore une prof à la veille de la retraite et plutôt atteinte de perte des repères. En tout cas c'est ce que confirme la collègue, hilare, tandis que je lance un "ne va pas dispenser ton savoir en maison de retraite" à un Mathieu qui jure que pourtant il a de la patience, mais trop c'est trop.

Et je me souviens, en 2001, lors d'un cours d'informatique que je suivais à Trieste, de l'impatience plus qu'évidente manifestée par les formateurs à l'encontre d'un vieillard de 83 ans qui en était à son deuxième cours "utilisation du PC niveau débutant" et dont les progrès n'allaient visiblement pas plus loin qu'une manipulation correcte de la souris.

Et c'est là qu'une idée me vient.

A l'iufm, ils devraient envoyer leurs stagiaires dispenser des cours sur leur matière  une ou deux heures par semaine dans des maisons de retraite. Le module s'intitulerait :"acquisition d'une patience professorale irréprochable ou comment enseigner à un public difficile en milieu hostile". Il y aurait ensuite des tables rondes sur le sujet, des cellules de crise psychologiques pour les plus fragiles où un psychologue, au lieu de disserter sur le besoin du jeune à garder son blouson en cours, expliquerait les mécanismes de l'apprentissage impossible chez le sujet du troisième et quatrième âge.



 

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